Valérie Robert
VEEREN / BESTIMAGEUn faux air d'Amanda Lear et de Patrick Juvet pour le côté capillaire, une connaissance de son environnement à la Sylvain Tesson et Mike Horn réunis, un sens de la bricole à la MacGyver, une invention et une curiosité intellectuelle à la Léonard de Vinci : le « fils des âges farouches » est un peu l'homme idéal pour toute lady sapiens. Pourtant, n'allez pas imaginer que parce qu'il vit à plus de deux millions d'années de chez nous, il n'a pas les mêmes névroses ! Rahan est bien notre ancêtre « préhistopathologique », mais aussi le premier des biomimétiques.
Un « midinet » presque parfait
En plus d'être beau, musclé (merci la vie au grand air), d'aller à la découverte du monde et de la nature, Rahan est écolo avant l'heure : chasseur-cueilleur responsable, il ne prélève au monde que ce dont il a besoin, il ne tue que quand il a faim ou qu'il est menacé, il prône la solidarité et l'ingéniosité. Porteur de solutions, il est contre le gaspillage, ne surconsomme pas de la « fast-préhisto-fashion », ne portant qu'un slip en peau, et il découvre même, bien avant Galilée, que la Terre est ronde ! Il n'y a pas plus inspiré que Rahan par la nature, qu'il observe, jusqu'à en reproduire les mécanismes pour progresser. Il apprend, en plus, le droit de vote aux divers clans, lutte contre l'obscurantisme et transmet ses connaissances pour améliorer celles de « ceux qui marchent debout »… Zéro défaut, ce Rahan, rageant pour l'Homo modernus ! Mais à force de parler de lui à la troisième personne du singulier, façon Jules César (« Seul le Soleil a échappé à Rahan ! Mais Rahan le rejoindra bientôt ! »), on en vient à penser qu'il a un peu le melon. Ou qu'il serait extérieur à lui-même, comme s'il parlait de quelqu'un d'autre. Une piste à suivre…
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Une jungle psychique dense
Et elle ne mène pas que dans la forêt primaire, mais dans les marécages, au bord des lacs, dans les montagnes et les vastes plaines… Certes hostile, avec tous les monstres qui s'y baladent, la nature offre aussi à Rahan la possibilité d'être résilient. Il entre dans ses secrets comme dans du beurre de mammouth. Elle stimule ses sens et son intelligence. On peut même se demander si la nature ne remplace pas symboliquement une mère absente. Terre nourricière, elle lui enseigne et lui donne tout. Il fait littéralement corps avec elle. Il l'imite, s'adapte, expérimente, inventant pêle-mêle la poulie, la tyrolienne, l'aqueduc ou « la poudre qui tonne »… Autant d'inspirations géniales qui feront progresser ses congénères, et l'humanité. Pourtant, dans sa tête, c'est la jungle. Oui, Rahan a aussi son côté obscur, lié à ses phobies. Il a très peur du « royaume des ombres », mais aussi des vivants. Pas question de s'y attacher. Quand il crée un lien, il ne faut pas que ça s'éternise. Le voilà donc qui repart de clan en clan distiller son savoir, sans jamais s'installer. Bref, Rahan a beau être taillé en V, psychiquement, il est plutôt hanté. Son nomadisme, comme sacerdoce, pourrait bien traduire une fuite en avant.
De craô à chaos
Pourquoi ? Le syndrome de l'abandon, voilà la problématique centrale chez Rahan. Même si cela semble brut, comme un duel entre dinosaures – il en rencontre pas mal, et tant pis pour la véracité préhistorique –, on doit attendre 1974, soit cinq longues années après sa création, pour apprendre qu'il est orphelin, adopté par Craô le sage. Le jeune Rahan savait qu'il y avait un lézard (un diplodocus, même, tellement le secret était gros), mais il ne posait pas de questions, position typique de l'enfant soumis à un secret de famille. Il prendra ensuite un coup de massue des cavernes en apprenant qu'en plus ses parents biologiques sont morts en le sauvant des goraks, ces tigres aux dents de sabre. Résultat, sa culpabilité inconsciente aura, elle aussi, les dents longues… Pour alourdir encore plus la note pathologique, Craô meurt dans l'éruption du volcan du mont Bleu. Oui, la nature peut être cruelle… Après ce double « abandon » parental, on comprend mieux pourquoi Rahan, sitôt lâché dans les grands espaces, se méfie des liens durables. Toute sa vie, il restera ce « fils de Craô », fidèle à la figure paternelle qui, en esprit, l'accompagne dans sa découverte du monde et de ses dangers.
Le fil de la filiation à la patte
Et si Craô meurt écrasé par une pierre, Rahan, lui, est écrasé par un autre poids : celui de l'impossible désidéalisation. En effet, il a reçu de son père un collier à cinq griffes associées à cinq valeurs qu'il doit respecter : courage, loyauté, générosité, ténacité et sagesse. L'héritage d'une parfaite rectitude morale. Rahan doit rester ce fils idéal et il en paye le prix chaque jour au péril de sa vie. Pourtant, si ce collier l'enchaîne, il ne l'étouffe pas. Les cinq griffes sont celles d'un des goraks qui ont assassiné ses vrais parents. Du monstre tueur, Rahan a pris la force, mais pas la férocité. Voilà pour lui une forme de réparation symbolique. Ses arents le protègent, et lui peut se laisser aller à son obsession : rouver la tanière du Soleil.
Il ne perd jamais la boussole
L'astre disparaît en tombant d'un côté, puis revient en montant de l'autre… Rahan le traque, comme s'il cherchait, symboliquement, à se situer entre les ascendants (les parents) et les descendants (les enfants). Il se fabrique une boussole (généalogique) dans cette quête permanente, son symptôme. Une façon de garder le cap en apaisant les effets du secret qui touche à sa filiation. Au fil des albums, pourtant, cette obsession s'estompe. Rahan va de mieux en mieux. Mais il ne lâchera pas cet autre rituel : faire tourner son coutelas, et quand la pointe s'immobilise dans une direction, il faut la suivre, même si elle désigne un marécage infesté de crocodiles… S'en remettre à ce point au hasard trahit, là encore, le poids d'un secret de famille, quand il a pour effet d'impacter la capacité à faire des choix pour soi, à exister pour soi.
Pas vraiment une bête de sexe
Le moins que l'on puisse dire aussi, c'est que Rahan pense avec la pointe de son coutelas ! Mais son désir sexuel reste une énigme. Si son érotisme viril n'échappe pas à ses fans, paradoxalement, il s'interdit le plaisir sexuel… Forcément, il prendrait alors le risque de se fixer quelque part. Même si, tardivement (en 1999), il se marie à Naouna, dont il a deux enfants, il n'est vraiment pas fait pour la vie de couple… Son célèbre cri, « Raahaaa ! », ressemble certes à une jubilation postcoïtale orgasmique, mais il n'intervient que lorsqu'il a vaincu un animal ou un danger, ce qui, finalement, exprime bien le plaisir d'exister quand on triomphe… de la nature ! La sexualité de Rahan, au fond, s'exprimerait plutôt dans ses corps-à-corps avec les animaux sauvages. Armé de son coutelas, on peut dire qu'il est, en ce sens, bien outillé.
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Fétiche et fétichiste
L'omniprésence de son coutelas ne cesse d'intriguer d'un autre point de vue encore. D'autant plus que c'est par un acte de prédation qu'il a obtenu cette lame d'ivoire, brisant pour la première fois sa droiture morale : il l'a volée à un chef de clan… qui voulait lui couper la langue avec ! Rahan condamné au silence, empêché de poser des questions essentielles et existentielles ? Par cet acte, il s'empare de cette parole qui, au passage, distingue l'humain dans le monde animal. D'ailleurs, quel bavard, lui qui parle même à son coutelas comme une fillette à sa poupée ! Il papote aussi avec les animaux, dans un rapport à la nature assez enfantin, mais toujours bienveillant. Rahan a compris que l'émerveillement est possible. On peut découvrir la beauté et les mystères de la nature, y trouver un chemin malgré les traumatismes. Bon, inutile de revenir pour une deuxième séance, monsieur Rahan. En revanche, si vous pouviez, en guise de règlement, laisser votre griffe de la sagesse, notre époque (et la nature) en a bien besoin !
A lire :l'Intégrale de Rahan, de Roger Lécureux et André Chéret (Soleil/Delcourt). Merci à Pascal Hachet, psychologue et auteur de Rahan chez le psychanalyste (L'Harmattan, 2014).
le 18/08/2023
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